- HÉGÉLIENS (JEUNES)
- HÉGÉLIENS (JEUNES)HÉGÉLIENS JEUNESLa dénomination de jeunes hégéliens a trait à la division qui s’établit, le maître disparu, à l’intérieur de l’école hégélienne. Empruntant à la distinction parlementaire française en une droite et une gauche et s’établissant pour l’essentiel sur la manifestation d’analyses divergentes, sinon opposées, en matière politique et religieuse, la distinction entre «vieux» et «jeunes» hégéliens regroupera, au premier titre, des élèves de Hegel qui, pour la plupart, avaient contribué à la publication de ses œuvres: Marheineke, Hotho, von Henning, Förster tentent de développer, par des prolongements historiques, certains points de la philosophie du maître sans toucher au système ni à la lettre même des écrits; plus libre, K. Rosenkranz (1805-1879), s’il attaque tous ceux qui improvisent des réformes philosophiques, réaffirme le progrès dialectique de la philosophie et sa fonction de transformation des rapports à la réalité, et donne une formulation du système qui prend en compte les interrogations de ses jeunes contradicteurs. Autre hégélien, R. Haym ne veut pas comme Rosenkranz reformuler et par là réformer le système hégélien, mais l’expliquer historiquement; prenant des libertés avec la métaphysique hégélienne, il prétend rendre compte, en forçant quelque peu les écrits de Hegel, des transformations politiques et sociales qu’il perçoit; éprouvant quelques difficultés à ce jeu, il va jusqu’à reconnaître l’inadéquation relative du système et même la «faillite» de la philosophie. Quant à J. E. Erdmann, qui se dit «dernier mohican» de l’école, il inclut sa réflexion dans une histoire de la philosophie de Descartes à Hegel et essaie d’éclairer, à partir de celui-ci, les événements qu’il connaît jusqu’à 1870; il présente en particulier la dilution de l’école hégélienne comme un fait historique et considère la primeur accordée au point de vue historique sur la visée systématique comme une décadence et un signe d’usure de l’esprit philosophique. Enfin, Kuno Fischer est également à inclure parmi ces vieux hégéliens par rapport auxquels, par interdéfinition, se placent les jeunes: Hegel est pour lui le philosophe de l’évolution qui, de concert avec l’évolutionnisme biologique développé à son époque, expose une critique historique organiquement liée à l’idée évolutionniste; Fischer voit dans la pensée hégélienne la dernière philosophie en ce qu’elle comprend les autres et la première qui confie définitivement le problème de l’universel à l’histoire de la philosophie; dotant la philosophie hégélienne d’un caractère historique essentiel, Fischer est déjà proche des jeunes hégéliens. Ainsi, quelles que soient leurs divergences, les vieux hégéliens disputeront pour conserver à la pensée hégélienne sa pleine valeur explicative de la réalité: prise à la lettre, contrainte à «accueillir» les transformations historiques qui interviennent ou même réduite d’une philosophie du devenir de l’esprit à une histoire totalisatrice de la philosophie, la pensée hégélienne demeure chez les vieux hégéliens principe de toute pensée philosophique; concernant toutes choses dans la philosophie, ils expliqueront les nouveaux courants de pensée à partir de la philosophie hégélienne et en se plaçant à l’intérieur de celle-ci.Appliquée d’abord aux élèves de Hegel, la dénomination de jeunes hégéliens (Hegelinge ) est bientôt donnée à ceux d’entre eux qui manifestent des velléités révolutionnaires tant en philosophie qu’en matières religieuse et politique. Distingués des «hégélites» (ou descendants de Hegel), ils se voient appliquer par ceux-ci une dénomination dont le caractère péjoratif sort des ouvrages mêmes de Hegel: dans différents écrits, celui-ci n’affirme-t-il pas que seuls les anciens peuvent gouverner, leur esprit se plaçant au niveau du général et replaçant le singulier dans son universalité? Insatisfait, le regard porté surtout sur le devenir des choses singulières, le «jeune» refuse ce qui est, exige autre chose et prétend organiser un ordre meilleur; il manque manifestement, tel qu’il a été décrit, d’ampleur de vues, n’a pas dépassé la sensibilité attachée à la conscience de soi et ne se place pas au niveau de la raison. Refusant un tel stéréotype tiré de la lettre des écrits du maître par les vieux, les jeunes hégéliens affirment, par des proclamations, manifestes et programmes, leur volonté de faire opérer à la pensée philosophique un libre développement, de ne pas se laisser enfermer dans la lettre d’un système (ils seraient alors des épigones) et de travailler à la fois à la réalisation et à la définition d’un devenir des choses singulières. Feuerbach (1804-1872), Bruno Bauer (1809-1882), Max Stirner (1806-1856), Arnold Ruge (1802-1880) et Karl Marx (1818-1883) ont en commun de faire montre d’un activisme critique incessant, de donner des problèmes de leur époque des formulations où ils renchérissent les uns sur les autres et, si l’on peut dire, de n’être liés ou rapprochés que par leurs oppositions communes. Écrivains et, pour certains, tels Ruge et Marx, journalistes, ils prétendent agir par leurs œuvres, Marx en particulier liant organiquement ses écrits et ses activités d’organisateur politique. À ceux-ci, on pourrait, bien qu’il soit très difficile vu son œuvre de le classer parmi les hégéliens, ajouter Sören Kierkegaard (1813-1855): après s’être pénétré des écrits de Hegel et avoir un temps suivi à Berlin les cours de Schelling, il voudra se définir par cette seule «qualité d’auteur [qui le met] à la frontière entre le littéraire et le religieux» et modifier profondément, au nom de l’individu, les conceptions éthiques et religieuses de son époque. Autre point commun entre les jeunes hégéliens: la plupart d’entre eux ne recherchent pas, sinon n’obtiennent ou, quand ils le font, ne conservent pas, de poste établi de professeur et s’insèrent rarement dans la vie bourgeoise: Kierkegaard ne professera pas. Un temps, Feuerbach décline les offres de ses amis pour lui obtenir un poste à l’Université; l’obtient-il que ses écrits, tout comme cela sera pour Ruge et Bauer, le contraignent par le scandale qu’ils provoquent à quitter sa chaire; quant à Ruge et Marx, ils doivent fuir les polices et s’exiler en France et en Angleterre.La division parmi les élèves de Hegel prend origine dans l’Aufhebung , dans le moment dialectique où, par la négation de la négation, s’opère un «dépassement» qui est à la fois conservation et négation de ce qui était: selon que, dans l’expression «tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel», on insiste sur l’un ou l’autre point, on obtient soit une justification «conservatrice» de ce qui est, soit une affirmation révolutionnaire telle celle qui devait être formulée par Herzen et selon laquelle «tout ce qui existe mérite d’être abattu». La philosophie de la religion sera d’abord objet de controverse, le problème étant de savoir si Dieu a une existence propre ou s’il est dans l’humanité. Feuerbach dénonce l’identification opérée par Hegel entre la philosophie et la théologie, l’esprit «théologique» réapparaissant selon lui dans l’esprit absolu: refusant l’illusion philosophique du «professeur Hegel» qui, entretenu par l’État, a constitué sa chaire comme point de vue de l’Absolu, il rejette la vision unilatérale du penseur idéaliste qui, en rapportant et «réduisant» tout à la vision de son cogito, se fait le théologien de la philosophie; par le «jeu» philosophique, celui-ci en effet transforme l’athéisme en «définition objective de Dieu», Dieu devenant processus et l’athéisme devenant une phase de ce processus; désormais, pour Feuerbach, la philosophie doit partir non de Dieu, de l’Absolu ou de l’Être, mais de l’homme sensible et dialoguant avec son semblable; remplaçant la foi en l’esprit en une foi en l’homme, Feuerbach affirme, comme une conséquence logique du renversement des points de vue, la nécessité de «transformer la religion en politique». Privilégiant le facteur temps dans le devenir de l’esprit, considérant que celui-ci est essentiellement une production historique et qu’il peut se développer à un rythme plus rapide que la conscience philosophique que l’on en acquiert, Ruge critique également la religion au nom du principe d’historicité totale qu’il affirme et oppose au projet religieux le dessein d’émanciper l’homme et d’humaniser le monde. Enfin, au nom de l’unique, c’est-à-dire du moi singulier et de sa force d’approbation de toutes choses, Stirner condamne les «divinisations» philosophiques opérées tant par Luther et Descartes que par Hegel. La critique politique des écrits mêmes de Hegel sera l’autre champ de la réflexion des jeunes hégéliens: eux-mêmes taxés de victimes des idées libérales par les vieux hégéliens (Rosenkranz les accuse de confondre leurs querelles de cabarets avec les graves débats d’assemblées qui légifèrent), les «jeunes», notamment Ruge et Marx, engagent une critique de la philosophie du droit qui inaugure une réflexion critique et systématique sur les problèmes de l’État bourgeois. Ainsi les jeunes hégéliens opèrent le renversement de la philosophie hégélienne, soit en formulant la philosophie hégélienne pour une autre époque (Ruge et Feuerbach) ou en condamnant l’ensemble de la philosophie même (Bauer et Stirner), soit en s’en prenant, comme le fait Marx, à l’État bourgeois, et à la morale chrétienne comme le veut Kierkegaard. Par-delà l’opposition entre vieux et jeunes hégéliens, le courant philosophique constitué par ceux qu’on appelle jeunes hégéliens exprime la crise que connaît la philosophie allemande dans la seconde moitié du XIXe siècle: conscient de la nécessité pour la philosophie d’avoir à penser philosophiquement le devenir historique, Hegel avait voulu que son système fût ouvert, mais la sensibilité à l’histoire et l’exigence inhérente à l’activité philosophique de se développer comme libre pensée ne pouvaient que conduire les jeunes hégéliens à sortir hors du système magistral et à concevoir philosophiquement les limites de celui-ci.
Encyclopédie Universelle. 2012.